Le congrès de 2016 à Iasi

LE BEAU
Pourquoi choisir le thème du « beau » pour le congrès de l’ASPLF ? On peut
invoquer quatre raisons pour lesquelles un tel thème mérite de retenir notre attention :
1) le beau figure parmi les concepts fondamentaux de la philosophie, jouissant d’une
tradition puissante et diverse ; 2) il se met en évidence par un « tournant esthétique »
dans la philosophie du dernier siècle ; 3) il répond aux attentes réelles de l’individu de
notre époque, préoccupé de plus en plus par « l’esthétisation » du monde dans lequel il
vit et par « l’embellissement » de sa propre vie ; 4) il constitue un pont – parfois
problématique – entre la philosophie et une grande diversité de disciplines artistiques.
Les approches philosophiques qui se réfèrent au beau ont oscillé entre
idéalisation et refus. L’Antiquité grecque associait le Beau au Bien et au Vrai, tous les
trois constituant un triptyque conceptuel redoutable. Le Beau s’envisageait comme
archétype de la perfection. Une telle réalité ne manque de rien, n’a rien de trop…. Le
concept est parfaitement proportionné, toute intervention extérieure en diminuerait
l’importance ou le compromettrait. La modernité modifiera et corrigera le dogmatisme
de l’idéalité et de l’immuabilité du beau. Celui-ci serait contradictoire, en fait,
appartenant plutôt à l’imagination qu’à la réalité, plutôt à la subjectivité qu’à l’objectivité,
plutôt à l’apparence qu’à l’objet. Le beau séduit, mais reste périssable, trompeur,
imprévisible.
L’esthétique, science consacrée au « beau artistique » et à la « connaissance
sensible » (inférieure à celle d’ordre rationnel) voit le jour à la moitié du XVIIIe siècle,
grâce à Alexander Baumgarten. La philosophie classique allemande relativise les cadres
de manifestation du beau. Selon Kant, il dépend du sujet, étant le résultat du libre jeu de
l’imagination et de l’intellect. La thèse kantienne sur la « gratuité » du beau ou sur « le
plaisir désintéressé » qu’il entraîne s’est ultérieurement répandue également sur l’examen
de l’ensemble de l’art en tant que domaine autonome et en tant qu’exercice purement
formel. Hegel propose une condition supplémentaire, en refusant au « beau naturel »
toute pertinence esthétique, en raison de la prétendue absence de critères objectifs
d’analyse. Ce philosophe proclame pour la première fois « la mort de l’art », considéré,
jusqu’à son époque, comme le siège privilégié du beau.
En 1853, la première édition de L’Esthétique du laid par Karl Rosenkranz
commence à mettre en cause les catégories esthétiques : on assiste à l’apparition des
esthétiques autres et des concepts nouveaux qui remettent en question la suprématie du
beau. Le sublime, par exemple, équivaut au beau dépassé, trop accentué, excessif. Le
beau en soi est donné pour médiocre, à mi-chemin entre le sublime et le laid. Même si
Nietzsche considérera que « le monde n’est justifiable qu’en tant que phénomène
esthétique », les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle annonceront la « mort
inévitable du beau ».
Par la suite, l’ensemble de l’art abstrait se place sous le signe d’une « crise de la
représentation », crise ressentie encore de nos jours. L’artiste contemporain tient compte
plutôt du concept, du message ou du positionnement idéologique, en laissant de côté le
lien traditionnel qui l’unissait au beau. Le goût même devient facultatif. L’art devient
« contextuel », empreint des impératifs d’activisme et d’implication sociale. Le laid et le
banal « s’académisent ». Le monde de l’art penche vers de tout autres valeurs que les
traditionnelles. Suite à des exigences purement commerciales, on met le beau et le kitsch
sur le même plan, ce qui rend le premier superficiel et frivole. « L’abus du beau » -
dénoncé par Arthur Danto dans un texte de 2003 – vise ce genre d’excès même, en
conseillant précisément un positionnement hostile.
On reconnaît des indices du beau, non seulement dans la nature et dans l’art, mais
aussi dans la vie quotidienne. Les interprétations de cette question sont pourtant
contradictoires. Les pessimistes affirment que le monde s’enlaidit continuellement : les
crises, les inégalités, le chômage, les désastres écologiques s’accentuent, en contribuant à
la disparition d’un mode de vie harmonieux. L’économie de marché ruinerait « les
éléments poétiques de la vie sociale » (Gilles Lipovetsky, Jean Serroy), en instaurant
partout les mêmes paysages froids et monotones.
Pourtant, on constate que les systèmes de production, de distribution et deconsommation capitalistes portent de plus en plus d’éléments dotés d’un poids
esthétique évident. Les industries, le design, la mode, la publicité s’efforcent d’augmenter
les stimuli de la séduction et fabriquent un univers esthétique éclectique et hétérogène,
en ce qui concerne les goûts et les styles étalés. Une véritable « esthétisation de la vie
quotidienne » déploie des effets variés et imprévisibles. Les contrastes entre économie et
esthétique, entre industrie et style, entre mode et art, entre divertissement et culture,
entre commerce et création, entre culture de masse et culture élitiste s’atténuent
progressivement. L’art pénètre dans l’industrie, dans le commerce, dans la vie de tous les
jours. L’exception et le quotidien, le sublime et le banal, l’original et les succédanés
viennent s’entremêler. On assiste à un raffinement de la perception, au triomphe de la
sensibilité éphémère, à l’installation et à l’appropriation d’un hédonisme facile et frivole,
ayant comme effet la consommation superficielle du monde. L’idéal de vie devient
esthétisant, centré sur le cumul de nouvelles expériences, de sensations, de plaisirs.
L’actualité du beau se voit à présent de plus en plus remise en question.
Comment explique-t-on ses transformations, ses éclats et ses ombres ? Reste-t-il une
catégorie « solaire » de référence ? Ou bien, tout au contraire, se charge-t-il d’une lumière
estompée, crépusculaire ? Quelle est actuellement la place privilégiée du beau ? La
Philosophie ? La Pensée ? Le Langage ? La Nature ? La Société ? La Politique ?
L’Ethique ? L’Art ? La Vie quotidienne ? Le romantisme d’autrefois, celui de
Dostoïevski, lorsqu’il dit que « la beauté sauvera le monde », se justifie-t-il encore ?
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